Feu le Pr Sémou Pathé GUEYE est né et a vécu utilement dans ce pays. Comptant parmi les plus grands philosophes du Sénégal et de l'Afrique, il a dédié sa vie, qui fut certes courte mais ô combien significative, à la lutte pour l'indépendance, la démocratie, la justice sociale, la paix, le développement et le progrès. Avec sa disparition, le Sénégal a perdu un savant et un démocrate ouvert et tolérant. Idéologue respecté, il avait osé coller l'épithète "civilisée" au substantif "politique" et, il y a bien longtemps déjà, il avait su convertir ses vieux camarades, opposants de longue date et adversaires (pas ennemis) irréductibles du régime socialiste, à accepter de prendre langue avec le pouvoir de Abdou DIOUF. La fameuse "politique de large rassemblement" qu'a inauguré avec un succès son parti (le PIT) à la fin des années 80, il en a été l'un des géniaux inspirateurs.
A deux mois d'élections lourdes de menaces pour les acquis démocratiques et la cohésion du Sénégal, et au moment où les premiers actes de provocation sont déjà posés, Ndiarka, depuis "Këru'g dëgg", nous rappelle les bons principes du "commun vouloir de vie commune".
Le texte que je publie ci-dessous est extrait de "l'avant-propos" d'une de ses publications au titre on-ne-peut-plus évocateur : "Du bon usage de la démocratie en Afrique". Un essai que les politiciens de ce pays gagneraient à lire et relire. Je me propose d'en publier de larges extraits avant les échéances de 2012 afin, non seulement de vulgariser les généreuses idées de Sémou, mais aussi et surtout de poser ma modeste pierre dans ce contexte de recherche d'une confrontation apaisée entre un pouvoir qui tient à se maintenir coûte que coûte et une opposition convaincue qu'il est de son "devoir sacré" de débarrasser le Sénégal du régime actuel.
Bonne lecture et à bientôt…
kor marie
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Extrait n° 1
(…) <<Nous avons interrogé le bien-fondé et les limites du principe qui veut qu'en démocratie ne doivent et ne puissent gouverner que ceux qui ont "gagné" les élections parce qu'eux seuls peuvent prétendre légitimement être investis de la volonté populaire, principe qui, appliqué mécaniquement, ne laisse plus aux "perdants" d'autre option que celle d'une opposition tout aussi mécanique en attendant la vapeur se renverse à leur profit.
Un tel principe, surtout s'il est renforcé par celui selon lequel
"qui gagne prend tout" dont le corollaire est
"qui perd perd tout", ne peut à notre avis que conduire à une dramatisation exagérée des enjeux de la lutte pour le pouvoir, surtout dans nos pays où le rapport à celui-ci est, pour certains,
une question de vie ou de mort sociale. Il condamne de fait les protagonistes de cette lutte à ne pouvoir interagir autrement que sous le mode d'un affrontement
"camp contre camp" dont le résultat final ne peut être que la neutralisation de l'un par l'autre. En réduisant ainsi à néant les chances d'un dialogue possible entre eux en vue de trouver les voies et moyens pouvant permettre à chacun, selon le poids qui lui est attribué par la volonté populaire, de s'impliquer de manière à la fois positive et active dans la gestion des affaires de la cité, un tel principe ne contribue pas seulement à réduire le débat politique en une permanente surenchère démagogique sacrifiant les exigences de vérité, de responsabilité et de réalisme à la seule et unique préoccupation d'un bon résultat électoral. Il transforme aussi, de fait, l'espace public en une jungle politique pure et simple, régie par la
loi du plus fort, et, par les conflits internes que ceci ne peut qu'engendrer naturellement, gaspille de précieuses potentialités intellectuelles et matérielles qui auraient pu être investies de manière autrement utile dans et pour la réalisation du bien commun.
Il ne s'agit pas là d'un catastrophisme gratuit qui serait destiné seulement à justifier de douteuses et opportunistes combinaisons politiciennes sur le dos du peuple et contre sa volonté clairement exprimée pour les uns et contre les autres. Les conséquences hautement destructrices de l'application brutale et mécaniste de ce principe dans nos pays sont là, palpables et massives, pour plaider éloquemment en faveur d'une certaine modération dans l'affirmation de sa pertinence, en tout cas lorsqu'on l'examine non plus abstraitement, c'est-à-dire sous l'angle de la théorie générale de la démocratie, mais plutôt à la lumière de l'analyse concrète de la situation de notre continent à l'étape actuelle de son développement historique et en tenant compte des impératifs de prudence et d'ouverture que la configuration sociale et culturelle de nos sociétés nous semble dicter en matière de gestion de l'espace public. En effet, nombreuses sont les alternances qui y ont été rendues difficiles, soit parce que ceux qui détiennent le pouvoir ont tendance à s'y accrocher bec et ongle même après que le peuple leur eût clairement retiré sa confiance, soit parce que les "battus", même s'ils l'ont été de la manière la plus régulière, refusent de reconnaître leur défaite en sachant qu'avec elle, ils sont condamnés à tout perdre. De telles situations auraient certainement pu être évitées, nous semble-t-il, ou en tout cas leurs coûts politiques et surtout matériels et humains considérablement amoindris si, du fait de la dédramatisation au maximum des enjeux de la compétition politique, aucun des protagonistes en lice ne pouvait avoir de raison de les considérer comme une question de vie ou de mort>>.